Les enfants ont le souci de l’efficience et troquent volontiers une habitude inopérante contre une autre si on leur démontre que cette dernière leur est plus profitable.
J’avais observé que parfois, trop souvent à mes yeux, le fiston avait tendance à escamoter sa méconnaissance d’un mot nouveau. Il prenait l’attitude de celui qui sait déjà et répondait systématiquement ‹ oui › s’il était interrogé sur son éventuelle compréhension. Déclarer simplement ‹ non, je ne sais pas › était une option dissonante, hasardeuse, peut-être compromettante. Cela a duré plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois. Jusqu’au moment où, ne tenant plus, je me suis fendu d’une explication aussi courte que sans ambages, lui disant tout à trac que son comportement me surprenait et qu’en taisant son ignorance d’une chose il se privait d’une occasion de l’apprendre. J’avais hésité à laisser surgir le moralisateur sentencieux qui vit en moi mais, là, c’était sorti spontanément, avec les accents de sincérité d’un cri du cœur, comme un aveu, quasi un mea-culpa. Confessé dans les toilettes, j’ose le dire, alors que j’étais assis sur le trône, face au fiston intrigué et l’on peut imaginer posture plus avantageuse pour un donneur de leçon. Ladite leçon fut d’ailleurs entendue, assimilée et mise en pratique sans délai, à mon plus grand étonnement. Depuis, dire ‹ je ne sais pas › est devenu banal, preuve que les explications formelles ont, parfois, elles aussi du bon.
De même, il avait tendance à esquiver une tentative dont il n’était pas certain qu’elle aboutirait assurément au succès. Comme une appréhension de l’échec, une inquiétude à l’idée de paraître malhabile. Réussir ou rien semblait être sa devise. Un jour, alors qu’il n’osait prononcer un mot nouveau de peur que sa langue fourche, je me suis décidé à lui dire de manière explicite qu’il faut accepter de rater copieusement avant de réussir. Là aussi il m’a très vite entendu, là aussi bien plus vite que je l’imaginais. À vrai dire, il m’avait entendu instantanément. Rater est devenu, depuis, une espièglerie plus savoureuse que réussir : il rate volontairement des trajectoires avec ses billes ou ses voitures, je rate des prononciations de mots et/ou de phrases qui en deviennent calembouresques, etc.
À ce stade, nous avions donc à notre disposition la gradation suivante : je ne sais pas, essaie, raté, essaie encore, presque, réussi. Et je devrais dire ici, au passage, la magie du mot ‹ presque › lorsqu’il est formulé en lieu et place de tout autre appréciation d’une tentative. ‹ Presque › reste un encouragement même si le résultat est piètre, lorsque ‹ faux › ou ‹ mauvaise réponse › peuvent provoquer mésestime de soi et découragement. ‹ Presque › est, avec les enfants, un mot merveilleusement magique !
« Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. »
Puis, me sont revenus en mémoire ces mots célèbres de Samuel Beckett que je me suis empressé de communiquer au fiston en les écrivant sur un bout de papier. Il tente de les lire, je l’aide à déchiffrer, il reconnaît ‹ essaie encore ›, s’amuse de ‹ peu importe ›, s’amuse davantage encore du patronyme de l’auteur : Beckett sonne comme ‹ trotinette ›, ‹ pirouette › et autre ‹ galipette ›, avec en plus ce ‹ ck › qui claque comme une voile au vent.
— Sais-tu ce que veux dire échoué ?
— Non, je ne sais pas.
— Échoué ça veut dire raté, c’est pareil.
— Wouah… ! :))
Et me voilà avec ce loupiot de deux ans, haut comme trois pommes mais doté d’une mémoire prodigieuse, qui psalmodie les mots de Beckett comme un mantra et les prolonge, hilare, du nom étincelant de l’écrivain : « Samuel Beckett, Samuel Beckett, Beckett Samuel, Beckett !, Beckett !… ».